Pour liquider un peuple, on commence par lui enlever la mémoire. On détruit ses livres, sa culture, son histoire. Puis quelqu’un d’autre lui écrit d’autres livres, lui donne une autre culture, lui invente une autre histoire. Ensuite, le peuple commence lentement à oublier ce qu’il est, et ce qu’il était. Et le monde autour de lui l’oublie encore plus vite.

Milan Hubl

 

Ce qui vaut pour les peuples est également valable pour les mouvements politiques. Si l’on veut saisir la dimension des évènements qui se sont déroulés en Alsace depuis le mois d’octobre 2014, il faut se plonger dans l’histoire récente de l’autonomisme alsacien. Pour ce faire vous ne trouverez pas de meilleure chronique que le mensuel autonomiste alsacien Rot un Wiss fondé en 1975 par Bernard Wittmann.

 

Vous qui avez vécu les manifestations de cet automne, jetez un œil sur le numéro 285 de juillet août 2002 (voir l’illustration de cet article) qui relate la manifestation du 1er juin de cette même année. En page 3, Jean-Georges Trouillet nous annonce :

Samedi 1er juin sur le coup de 15h, place Kléber, une vingtaine d’autonomistes avec autant de drapeaux que de personnes se groupent place Kléber.

C’était il y a un peu plus de dix ans. De leur propre aveu, ils étaient une vingtaine, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il fallait être motivé…

 

Déjà l’année précédente, lors du 90eme anniversaire de la constitution de 1911, les DNA du 27 mai annonçaient une vingtaine de personnes, membres de l’UPA (Union du peuple alsacien, l’ancêtre d’Unser Land) manifestant « pour réclamer plus d’autonomie pour l’Alsace-Lorraine » (sic !).

 

Un petit tour du côté des résultats électoraux. Au hasard, le numéro 284 de juin 2002 (voir l’illustration) nous donne le palmarès des législatives. Rappelez-vous : 2002, la fameuse année ou Jean-Marie Le Pen blackboule Lionel Jospin au premier tour des présidentielles.

 

Les autonomistes alignent quatre candidats dont voici les scores :

Fränzi Waag à Sélestat-Erstein : 335 voix soit 0,67%

Damien Bresse-Falk à Haguenau : 348 voix soit 0,63%

Bruno Wolff à Wissembourg : 562 voix soit 1,46%

et Patrick Clauss à Thann-Altkirch : 247 voix, soit 0,50%

Fermez le ban…

 

Ce qui caractérise également ces années, c’est la formidable bagarre que livre le mensuel contre les DNA. A cette époque, internet en est à ses débuts, on ne parle pas encore de réseaux sociaux, face au grand journal qui adapte la réalité historique à sa sauce ou n’hésite pas à publier et soutenir les calomniateurs, les autonomistes font ce qu’ils peuvent pour obtenir un droit de réponse. C’est quasiment mission impossible. Facebook n’existant pas encore, ils s’en tiennent donc à leur mensuel à petit tirage, brin de paille dans l’océan des mass médias.

 

Et que se passait-il en Alsace ? Wittmann commente, dans un article de novembre 1999 intitulé La vague bretonne :

Et pendant que la Bretagne renaît à la vie culturelle, à l’innovation économique, l’Alsace, elle, sombre toujours dans une sorte de léthargie. (…) l’Alsace ne fait que vivoter et sa culture ne cesse de tomber en quenouille chaque jour un peu plus.

 

Dans le numéro de juin cette même année, Trouillet, brillant représentant de la relève, fait le même constat dans son article : D’Jungi sin au dabie! (sic)

Politiquement, l’ère Zellerienne s’étale dans toute sa longueur, comme un doux ronronnement, telle une invitation à l’hibernation.

Bref, l’Alsace sombre dans une profonde léthargie, sa langue mourante est soulagée avec de maigres palliatifs folklorisants, les livres cocorico sur les guerres franco-allemandes pleuvent dans les librairies (…)

Et plus loin :

La seule force vive susceptible de secouer l’Alsace et d’insuffler à l’autonomisme un nouveau souffle, c’est la jeunesse.

Et c’est justement cette jeunesse qui fait défaut à notre courant d’idées si novateur. Et pourtant les conditions sont réunies pour attirer les jeunes : l’autonomisme est très mal vu par les anciennes générations tout en étant d’actualité en Europe, la presse locale tape aussi régulièrement qu’allègrement sur nos revendications, en bref nous sommes en passe d’incarner le véritable esprit de rébellion dans la société alsacienne.

 

Ces phrases résonnent comme un écho quand on pense qu’aux récentes élections départementales (mars 2015), la moyenne d’âge des candidats Unser Land en faisait le parti le plus jeune de toutes les formations présentes.

 

Je l’avoue aujourd’hui : j’ai vécu un choc la première fois que j’ai tenu un numéro de Rot un Wiss dans les mains. Mes doigts tremblaient. J’avais déjà lu Le particularisme alsacien de Pierre Maugué, la Psychanalyse de l’Alsace de Hoffet et bien d’autres livres en allemand ou en français sur l’histoire de l’Alsace, mais là, je découvrais les héritiers des Ricklin et des Haegy. Oh, certes, dans un format bien modeste comparé à ce qu’avait été la presse autonomiste des années 20 et 30, mais bien vivant.

 

Et c’était comme si un maître d’école hargneux en blouse grise, regardait par-dessus mon épaule en me reprochant ma lecture. N’étais-je pas en train de me fourvoyer avec un journal nazi ? C’est à cette époque que j’ai commencé à comprendre à quel point notre éducation francolâtre nous manipulait et nous manipule encore.

 

Moi qui me découvrais une passion pour les auteurs allemands de l’exil, ceux qui avaient fui le Troisième Reich : Carl Zuckmayer, Heinrich Mann, Bertolt Brecht, Erich Maria Remarque, Alfred Döblin, Ödön von Horvath… j’avais beau chercher, je ne trouvais pas une ligne dans ce canard qui puisse le rattacher de quelque manière à l’extrême droite.

 

Au contraire, ne se limitant pas à l’Alsace, Rot un Wiss évoquait de nombreuses régions du monde où les femmes et les hommes se battent comme nous, pour sauver leur culture. Wittmann lui-même habitait alors à Tahiti et nous informait sur le combat des indépendantistes contre la puissance coloniale française.

 

Le numéro de juillet août 1999 annonce la parution prochaine d’un livre : Une histoire de l’Alsace, autrement, E Gschicht zuem ewerläwe, justement par ce même Wittmann. J’ai dévoré les trois tomes de ce bouquin. Aujourd’hui c’est une référence et il faut espérer qu’une nouvelle édition augmentée paraîtra bientôt. Mais il y a quinze ans, c’était un sacré pavé dans la marre.

 

Pour certains, ce que je raconte là peut sembler complètement délirant. Mais je vous invite à remonter plus loin dans le temps afin de bien comprendre d’où nous venons. Je vous propose de regarder un film. Aussi pénibles que puissent être ces 32 minutes, je vous invite vraiment à les visionner jusqu’au bout, c’est un voyage dans le temps qui vous fera comprendre bien des choses, et entre autres bien des poèmes d’André Weckmann sur le patriotisme alsacien.

 

Nous sommes en 1964, la ville de Thann en Alsace fête les 50 ans de l’entrée des troupes françaises. En 1914 en effet, elles ont pris la ville aux Allemands et ne la quitteront plus jusqu’à la fin de la guerre. Cinquante années plus tard, vingt ans après la libération de 1944, Thann fête son retour à la France.

 

Qu’on me comprenne bien, je ne suis pas en train de montrer des gens du doigt pour les dénigrer. Au contraire, je les considère comme mes sœurs et frères alsaciens, à qui on a volontairement dissimulé des informations essentielles pour qu’ils sacrifient à un culte patriotique malsain.

 

http://www.dailymotion.com/video/xy44b8_50e-anniversaire-l-entree-des-troupes-francaises-a-thann_news?start=3

 

Nous sommes ici dans la fameuse schizophrénie de ce dessin datant de la révolution et qui montre un panneau frontière avec l’inscription Ici commence le pays de la liberté. Quelle est la première chose que l’on aperçoit dans ce « pays de la liberté » ? Un homme en uniforme portant fusil…

 SoldatLiberte

En 1964 donc, le photo-ciné-club-amateur de Thann réalise ce film. Car ce n’est pas une réalisation parisienne, ce n’est pas une commande d’Etat, c’est une création locale, et plutôt bien faite finalement, avec mise en scène, commentaire, musique militaire omniprésente et tout et tout. L’Alsace de ces années là, c’était ça aussi : une orgie de patriotisme bleu, blanc, rouge. Les autonomistes avaient plutôt intérêt à raser les murs.

 

Thann accueille celui qui fut son maire militaire en 1915, le capitaine Saint-Girons (ça ne s’invente pas). Bien entendu, personne n’est là pour rappeler que durant son mandat, des Thannois ont forcément été arrêtés ; instituteur, directeur des postes et autres fonctionnaires de l’empire considérés comme « bochisants », des hommes et des femmes qui avaient servi leurs concitoyens pendant des années et qu’on expédiait dans des camps en France pour servir d’otages.

 

Le commentaire parle de libération, mais personne n’est là pour dire qu’entre 1871 et 1918, l’Alsace a fait partie d’un des pays les plus dynamiques et les plus modernes de son temps et qu’elle y a acquis des libertés qu’elle n’a plus jamais retrouvées depuis.

 

A tous ces gens qui font la fête en applaudissant des uniformes, on n’a pas expliqué que durant la Première guerre mondiale, lorsqu’un fabricant d’obus français était en rupture de stock, il se faisait dépanner par son collègue allemand qui lui envoyait sa marchandise via la Suisse et vice versa.

 

On ne leur a pas dit non plus que durant la Seconde guerre mondiale, l’usine Ford à Köln et l’usine Opel (General motors) à Berlin n’ont pas été bombardées, car elles produisaient des véhicules américains pour la Wehrmacht. Une banque germano-américaine à Bâle se chargeait des transferts de fonds. Autrement dit : le contribuable allemand payait des chars pour le Reich et le bénéfice était encaissé par des sociétés américaines (cliquer ici).

 

Il valait mieux taire tout ceci, afin que le bon peuple alsacien continue d’aimer la France, qu’il parle le français et rien d’autre, qu’il considère l’allemand comme « la langue du voisin », son dialecte comme un patois sans avenir, les Allemands comme de parfaits étrangers sinon comme des ennemis, quant aux autonomistes, le commentaire était toujours le même : « on sait où ça a mené ! ».

 

Sachant cela, le lecteur comprendra peut-être mieux le chemin parcouru et ma réaction à la découverte de cette feuille de chou de quelques pages : Rot un Wiss. La critique est facile, mais sans aucun moyens, ses rédacteurs ont maintenu vivante la flamme de l’autonomisme alsacien durant trois décennies. Je leur devais bien cet hommage.

 

Joseph Schmittbiel