Je publie ici un document anonyme daté de 1948 et intitulé : “La vérité sur l’affaire Sturmel, exposé d’un juriste alsacien”.

Il s’agit de 19 pages dactylographiées et non signées. L’original est détenu par la famille de Marcel Sturmel et rejoindra dans les années à venir le fond Marcel Sturmel de la bibliothèque universitaire de Strasbourg (BNUS). Un certain nombre de copies de ce document on été faites, mais je n’ai aucune idée de sa diffusion à l’époque. J’ai respecté les parties soulignées telles qu’elles le sont dans l’original.

Bien qu’anonyme, ce texte a une grande valeur, car à sa lecture, on constate que l’auteur a une parfaite connaissance du dossier. S’agit-il de l’avocat Julien Kraehling, ami personnel de Marcel Sturmel, ou de Maître Obringer qui l’a défendu au procès de 1947 ? Possible, mais je n’en ai aucune preuve. En tout cas, le fait qu’un juriste alsacien soit obligé de publier un tel écrit quasiment sous le manteau en dit long sur l’ambiance juridique qui pouvait régner en Alsace durant ces années d’après-guerre.

Après le discours de Marcel Sturmel et sa biographie succinte, ce document permettra aux internautes de se faire une meilleure idée des épreuves auxquelles cet homme admirable fut confronté, puisqu’il nous offre un tableau presque complet de sa situation “Entre le marteau et l’enclume”, pour reprendre ses propres termes.

Pour ceux qui préfèreraient lire ce document sur papier, je l’ajoute également en format pdf : La vérité sur l’affaire Sturmel

Joseph Schmittbiel

La vérité sur l’affaire Sturmel

Exposé d’un juriste alsacien

Par arrêt de la Cour de Justice du Haut-Rhin, section de Mulhouse, du 18 juillet 1947, Marcel Sturmel, ancien député de l’arrondissement d’Altkirch et conseiller général de Dannemarie fut condamné pour collaboration à 8 ans de travaux forcés, à l’indignité nationale à vie, à 20 ans d’interdiction de séjour et à la confiscation des biens jusqu’à concurrence de 330 000 Frs.

Il résulte du dossier, de l’exposé du Commissaire du Gouvernement et des débats oraux que l’accusation reprochait à Sturmel :

  1. antérieurement au 16 juin 1940 une activité politique générale poursuivant “tout d’abord un large régionalisme et puis un autonomisme de moins en moins larvé…” (signature du Manifeste du Heimatbund en 1926, procès dit “du complot” en 1928) ;
  2. et la publication de la revue mensuelle “Die Heimat”, “organe régionaliste à tendances autonomistes, financée par les services de la propagande allemande” ;
  3. en juillet 1940 la signature aux Trois Epis d’une résolution, sous forme de lettre, par laquelle le Dr. Ernst, “au nom des milliers de membres du Elsässische Hilfsdienst” et les personnes emprisonnées en 1939/40 par les autorités françaises sollicitaient le rattachement de l’Alsace au Reich ;
  4. sa collaboration active avec l’administration allemande en 1940 pour l’établissement d’un nouveau régime politique (participation à des réunions, quelques articles dans la presse locale après son retour de prison) ;
  5. les “distinctions” que lui conférèrent les Allemands : Sturmel fut parmi les premiers Alsaciens auxquels on octroya en 1942 la nationalité allemande ; le Gauleiter Wagner décida en 1940/41 son admission dans le Parti et en qualité de Volkstumskämpfer il reçut le “Kriegsverdienstkreuz” 2e classe, il fut nommé adjoint au maire de Mulhouse.

______________

Cependant aucun de ces griefs ne résiste à l’examen sérieux que la sévérité de la condamnation eut exigé.

I

Le grief relatif à l’activité politique générale de Sturmel avant la guerre n’exige que de brefs développements.

En droit il n’aurait même pas dû être évoqué. Tous les agissements de Sturmel pendant la période de 1926 à 1939 sont couverts soit par des décisions de justice, soit par les immunités parlementaires. Il suffit de renvoyer à l’acquittement de Sturmel par la Cour d’assises du Haut-Rhin dans l’affaire du “complot autonomiste” où toute sa conduite antérieure à 1927 fut passée au crible ; à l’arrêt de la Cour d’Appel de Colmar du 7 mars 1928 qui décide que si la signature du manifeste du Heimatbund était un acte inadmissible de la part d’un notaire, délégué direct du pouvoir exécutif tenu envers l’Etat à des devoirs de respectueuse fidélité, elle ne saurait être reprochée à un avocat dont la profession implique la liberté absolue de la manifestation des opinions politiques et qui n’est rattaché à l’Etat par aucun lien de dépendance, car elle ne constitue pas un acte légalement répréhensible ; à l’interprétation classique de l’inviolabilité et de l’irresponsabilité des députés et sénateurs, dont toute l’activité politique et non seulement l’activité parlementaire est protégée par ces prérogatives. Bref, juridiquement, l’accusation n’avait pas le droit de faire état du comportement politique de Sturmel antérieurement à la déclaration de la guerre.

Moralement elle n’aurait pas dû l’être non plus ! Conseiller général depuis octobre 1928, député depuis janvier 1929, constamment réélu au premier tour aux plus fortes majorités de tous les députés de la région, Sturmel durant toute son activité politique jusqu’à la guerre n’a eu que le souci de la défense des intérêts de la population dont il était le mandataire élu et de la réalisation du programme du parti dont il était membre et qui groupait l’énorme majorité de la population d’Alsace. D’éminents représentants, soit de son parti, soit d’autres partis, soit de groupements actuels, dont certains continuent à exercer un mandat législatif sont venus affirmer tant par écrit qu’à la barre que son activité n’avait jamais été antinationale.

L’ancien sénateur Eugène MULLER, président du parti de Sturmel (U.P.R. d’Alsace), exilé volontaire d’Alsace de 1940 à 1945, l’ancien sénateur BROGLY, proscrit de la guerre 1914/18, prenant le maquis en août 1944, l’ancien député GULLUNG, interné de Schirmeck et déporté à la prison de Gaggenau en 1944, l’ancien député DAHLET, M. BARTHE, ancien questeur, réélu Conseiller de la République, M. SIGRIST, ancien sénateur et depuis la libération député du Bas-Rhin, M. Francisque GAY, ancien ministre d’Etat, Monseigneur HEINTZ, Evêque de Metz notamment sont venus lui apporter leur témoignage.

En outre, la déclaration publique des Maires de l’arrondissement d’Altkirch, lue le 13 janvier 1939 à Altkirch lors d’une grande manifestation (10e anniversaire de la 1ère élection de Sturmel) en présence des sénateurs alsaciens BROM et BROGLY, ainsi que de M. Robert SCHUMAN, député lorrain, aujourd’hui ancien déporté et Président du Conseil, constitue pour cette période d’avant 1939 un émouvant témoignage de fidélité et de moralité politique.

II

L’affaire de la “Heimat” exige quelques précisions :

“Die Heimat” – Monatsschrift für christliche Kultur und Politik, sous-titre depuis 1932 : “Revue régionaliste d’Alsace-Lorraine”, était une revue culturelle de politique et de documentation générale. Elle paraissait tous les mois à 4.000 exemplaires environ, abonnée par les amis et militants des mouvements chrétiens-sociaux en Alsace et en Lorraine, ainsi que par beaucoup de missionnaires alsaciens dans le monde entier. Chaque numéro comportait une chronique des évènements culturels, religieux, politiques, économiques, sociaux et autres affectant l’Alsace ou la Lorraine, ensuite des articles ou conférences sur des problèmes philosophiques, historiques, linguistiques, confessionnels etc. susceptibles de présenter un intérêt d’actualité ou de documentation et enfin une bibliographie de la littérature affectant nos provinces de l’Est. Politiquement la Heimat défendait le particularisme alsacien et lorrain sur le terrain administratif, linguistique, religieux et scolaire, bref, un régionalisme moderne. Elle prenait position contre l’assimilation forcée et la centralisation. Elle avait un caractère catholique marqué par suite de la collaboration des membres du clergé et des doctrines exposées.

L’accusation prétend :

  1. que cette publication était “destinée à influencer dans un sens favorable aux buts poursuivis par le séparatisme alsacien et les services de propagande allemande, les populations du Haut-Rhin, jugées moins susceptibles de subir l’action directe des journaux nettement pro-allemands, tels que l’Elz. et Frei Volk (cote 26).
  2. qu’elle avait des relations étroites avec l’Allemagne : “un certain nombre d’exemplaires de cette revue est régulièrement envoyé à des personnalités allemandes, qui de leur côté la soutenaient moralement et financièrement…”

Pour réfuter la première affirmation, tirée probablement d’un rapport policier, il suffirait de signaler que les abonnés ne se trouvaient pas essentiellement dans le Haut-Rhin, mais dans les trois départements, à l’intérieur et dans les pays de missions et qu’une revue mensuelle pour intellectuels ne s’adresse pas au grand public auquel faisaient appel des publications comme Elz. et le Frei Volk.

Le conflit a une autre origine que l’accusation s’est gardée d’évoquer.

Il est certain que la défense du particularisme alsacien ou lorrain peut choquer un Français non averti. Depuis la Grande Révolution, la France est une république une et indivisible et la centralisation est un des dogmes de son droit public. La doctrine juridique et politique justifie avant tout ces principes pour des raisons d’unité nationale. Les jacobins étaient devenus les héritiers des rois de France. Aussi le pouvoir central pour des raisons de politique intérieure et extérieure avait-il tout fait pour étouffer le particularisme local et régional, allant jusqu’à affirmer qu’il était susceptible de nuire à la sûreté de l’Etat.

Quand ce particularisme se manifeste dans un pays frontière et souvent disputé, quand il consiste par ailleurs dans certaines formes de civilisation communes à cette province et à l’Etat voisin, ennemi héréditaire, quand par surcroît la défense de ces valeurs spirituelles ou sociales communes à la province frontière et l’Etat rival revêt la forme d’une opposition aux pouvoirs de l’administration centrale, on conçoit que certains esprits puissent à une époque de transition, de tension et surtout de guerre considérer les défenseurs de ce particularisme comme des “traîtres”. Les représentants du parti nazi en Alsace et Lorraine et la Gestapo, jacobins allemands de 1940 à 1944 ont propagé la même idée du côté allemand.

Il faut cependant s’élever au-dessus du niveau des rapports et opinions policières pour tenir compte du génie spécial des provinces frontières et des droits acquis de l’Alsace.

En 1914, le maréchal Joffre, par la suite et à diverses reprises des hommes d’Etat français les plus éminents ont solennellement promis le respect de la personnalité propre de l’Alsace, de ses libertés, de son idiome et de ses formes culturelles, de son statut religieux et scolaire. Si aucune loi constitutionnelle n’est venue sanctionner ces prérogatives, il faut bien admettre qu’une coutume constitutionnelle, un droit non écrit les garantissent et les entérinent. Leur défense est absolument régulière et normale même en cas de guerre avec l’Allemagne. Une telle guerre pèse d’un poids particulièrement lourd sur l’Alsace que sa situation destine à être un théâtre d’opérations et dont de nombreux habitants courent le risque de l’évacuation. La population alsacienne n’acceptera dans son ensemble et sans réticence ces sujétions supplémentaires que si elle sait que son génie propre est respecté par la mère patrie, et peut pleinement s’y épanouir. Sinon certains regarderont fatalement vers l’Allemagne comme vers un pôle d’attraction. Bref, la défense du particularisme alsacien avec son cachet germanique est un acte licite, compatible et même conforme avec l’intérêt national.

Pour condamner le Heimat, il ne suffit pas de dire qu’elle s’affirme comme “un organe régionaliste à tendances autonomisantes”. Il faut démontrer que sous le couvert et le prétexte de défendre le particularisme alsacien contre l’assimilation elle poursuit la séparation de l’Alsace avec la France et prépare son rattachement à l’Allemagne, soit en développant des thèmes de la propagande allemande qui sont sans rapport avec la défense des droits acquis, en d’autres termes étrangers à nos prérogatives linguistiques, culturelles, religieuses ou scolaires (par exemple mythes racistes ou géopolitiques), soit en discutant la souveraineté française sur l’Alsace, soit en sabotant l’effort de la défense nationale.

Or, cette preuve, l’accusation ne cherche pas à l’apporter. Au dossier ne figure même pas la collection de la Heimat, et l’interrogatoire sur cette publication tient en dix lignes. L’acte d’accusation ne relève aucun emprunt aux thèmes de la propagande allemande et nationale-socialiste, aucun article à tendances séparatistes. Il se contente d’une affirmation extraite d’un rapport de police qui ne donne pas davantage de précisions.

A l’audience, le commissaire Léonard a apporté les fascicules de 1937. Il cita pour étayer son appréciation d’une part une notice bibliographique favorable sur le premier numéro paru de la revue “Straßburger Monatshefte” publiée à l’époque par le publiciste Fritz Spieser à Strasbourg et l’artiste peintre Binaepfel à Paris et d’autre part la phrase : “… Nous sommes d’abord des catholiques, ensuite des Alsaciens et seulement après des Français”, extraite d’un article sur la question scolaire, ce qui est tout de même anodin car l’appréciation bibliographique se rapportait d’après le contexte à la présentation matérielle et extérieure d’une nouvelle revue culturelle et artistique et dans l’autre phrase incriminée l’allégeance française est expressément reconnue. Remarquons en passant que Sturmel n’était même pas l’auteur de cet article, se rapportant à un décret-loi du gouvernement Blum qui avait provoqué en raison de l’atteinte qu’il portait au statut religieux et scolaire de nombreuses protestations jusque de la part des 3 Conseils Généraux réunis ensemble à Strasbourg sous la présidence de M. Robert Schuman.

Pourquoi le commissaire Léonard, unique témoin à charge parlant effectivement contre Sturmel n’a-t-il pas signalé que la Heimat, contrairement à ce qu’affirme l’acte d’accusation, était bilingue, avec un sous-titre français : Revue régionaliste d’Alsace-Lorraine, que la vie nationale religieuse, sociale ou littéraire y trouva son écho ? Pourquoi n’a-t-il pas dit un seul des nombreuses et systématiques critiques contre le national-socialisme, les doctrines pangermanistes et de force de Hegel ? Sur le plan extérieur le leitmotiv de la Heimat n’était-il pas depuis toujours l’entente franco-allemande et les Etats-Unis d’Europe, préconisés aujourd’hui par les hommes d’Etats comme l’unique moyen de sauver l’Europe de la faillite définitive ?

Bref, si la Heimat défendait le particularisme alsacien dans toutes ses manifestations et appréciations, ce qu’on appelle en langage littéraire notre “Volkstum”, elle n’a jamais fait de propagande séparatiste.

Tout ce que l’accusation dit des relations morales et financières de la Heimat avec l’Allemagne, seconde affirmation, est également faux.

Inexact d’abord que de nombreux exemplaires étaient diffusés régulièrement à des personnalités allemandes. Sur les 4.000 exemplaires tirés mensuellement, une trentaine au grand maximum partaient en Allemagne, chiffre minime pour une revue intellectuelle d’une région frontière. Il s’agissait de quelques abonnés dont le nombre avait diminué depuis 1933 par crainte de la Gestapo et d’exemplaires envoyés gratuitement à des éditeurs allemands en échange de publications similaires, ce qui est une pratique courante dans le monde de l’édition et du journalisme.

Inexact aussi que la Heimat ait eu un seul collaborateur allemand. Tous les collaborateurs étaient des Alsaciens ou des Lorrains, dont certains résidaient à l’Intérieur, dont d’autres ont été expulsés par les Allemands ou se sont révélés sous l’occupation comme de sincères résistants et jouent encore aujourd’hui un rôle dans la vie publique locale, comme parlementaires même.

Inexact enfin et surtout que la Heimat ait été subventionnée par les services spéciaux allemands. Certes, Sturmel ne nie pas avoir reçu de l’Abbé Brauner, directeur des archives et de la Bibliothèque municipale de Strasbourg, pour être distribué aux collaborateurs de la Revue au cours des années 1937/38 des dons totalisant une somme d’environ 8.000 Frs. Il savait même que ces petites contributions bénévoles provenaient de l’Abbé E. Scherer, prêtre alsacien du diocèse de Strasbourg (voir ordo 1947) ayant continué après 1918 ses études universitaires en Allemagne, mais séjournant entre 1918 et 1938 périodiquement en Alsace, secrétaire général et directeur d’un organisme de l’Action Catholique pour les œuvres catholiques allemandes à l’étranger.

Par ailleurs il aurait été établi par la police française que Scherer avait d’étroits rapports avec “le Dr. Ernst, créateur et animateur de la Ligue des Alsaciens-Lorrains dans le Reich et directeur de la propagande politique allemande en Alsace et en Lorraine”, ce dernier l’ayant chargé “de distribuer d’importants fonds aux agents de la propagande germanique dans les départements recouvrés”, “à l’aide d’un compte ouvert à la Schweizerische Kreditanstalt à Bâle au nom de l’Abbé Brauner et du sieur Oster, directeur des hospices de Strasbourg”.

Mais Sturmel nie formellement toute culpabilité même morale dans cette affaire et estime n’encourir aucun reproche :

  1. Il ignorait totalement les contacts de l’Abbé Scherer avec le Dr. Ernst ou les services spéciaux allemands, l’origine éventuellement suspecte des fonds. Le nom de Scherer lui était connu par ses publications sur l’histoire ecclésiastique de l’Alsace, la biographie de l’Abbé Braun/Guebwiller, expulsé par les Allemands après 1871, etc. Quelques-uns de ces travaux sont cités – en 1947 encore – par des savants de l’université de Strasbourg.Il avait fait la connaissance personnelle de Scherer chez son ami et condisciple Brauner à Strasbourg quelques années avant la guerre de 1939. Au cours de la conversation Sturmel demanda à Scherer, particulièrement bien placé à la tête de son Œuvre d’action catholique, de lui fournir quelques éléments, pour des articles dans la Heimat, sur la lutte entre l’Eglise et l’Etat National-socialiste. Dans la suite Scherer lui envoya par l’intermédiaire de Brauner une lettre pastorale de Mgr. Freysing/Berlin sur la persécution religieuse en Allemagne, document qui fut inséré dans la Heimat (fait facile à vérifier). A quelques temps de là l’Abbé Brauner rencontrant Sturmel lui fit savoir que la Gestapo s’était alarmée de la publication en Alsace de ce document et avait perquisitionné à l’Evêché de Berlin, que Scherer ne pouvait plus envoyer de documents, mais voulait bien, pour faciliter les recherches sur ces matières, verser une petite contribution par son intermédiaire à lui, Brauner. Sturmel crut que Scherer agissait ainsi soit en compatriote aimant son pays natal, soit aussi dans un but d’action catholique louable. Tout militant d’action catholique sait que là où les fidèles ne disposent pas d’une littérature d’inspiration confessionnelle dans leur idiome courant, la pratique religieuse s’en ressent. La grande majorité de l’Alsace catholique est de langue allemande. Il a pu paraître normal que les organes d’action catholique allemands, sous l’impulsion de leur secrétaire général alsacien, soutiennent dans une proportion d’ailleurs très modeste et sans influence sur son existence cette revue pro-catholique rédigée dans un pays voisin de langue allemande. Quoi qu’il en soit, dès que Sturmel sut en mars 1939 que les dons pouvaient provenir de fonds d’origine suspecte, il cessa d’en toucher et alla mettre au courant de sa situation le Président Chautemps, alors chargé des affaires d’Alsace et de Lorraine. Ce dernier lui affirma formellement que Brauner et Oster n’avaient commis “ni crime ni délit”.
  2. Il est au moins surprenant que l’acte d’accusation ne mentionne parmi les “véritables bénéficiaires” des fonds distribués par l’Abbé Brauner que “le sieur Antoni, conseiller général de Fénétrange et le sieur Lefftz, bibliothécaire à Strasbourg et directeur de la revue Elsass-Land, et enfin l’accusé Sturmel.Car nous savons depuis 1939 que Scherer finança ou favorisa dans des proportions beaucoup plus considérables d’autres œuvres et publications chrétiennes en Alsace et en Lorraine, p. ex. le Colportage Catholique de l’Abbé Goldschmitt à Rech (Moselle), l’impression du Paroissien du diocèse de Metz, la Société Savante d’Alsace et de Lorraine à Strasbourg, etc. Non seulement ni l’Abbé Goldschmitt en relation personnelle avec Scherer jusqu’en juillet 1939, ni les membres de la Société Savante n’ont été poursuivis par les autorités françaises comme propagandistes allemands, mais l’abbé Goldschmitt fut déporté à Dachau et la Société Savante dissoute en 1941. On a donc pu recevoir de l’argent de Scherer pour une œuvre catholique de langue allemande sans être un agent appointé des services allemands. La Heimat ne paraissait pas de 1940 à 1944.
  3. Le Dr. Ernst devait tout de même connaître les agents allemands en Alsace et aurait été au courant si Scherer avait employé et subventionné Sturmel, parlementaire français, pour les services allemands. Il paraît invraisemblable qu’il eut ignoré l’utilisation d’une telle personnalité. Or Ernst déclare formellement n’avoir jamais ni contacté ni utilisé Sturmel. Par ailleurs, en 1940, à un moment où les autonomistes alsaciens qui avaient été en rapport avec les services spéciaux allemands s’en faisaient un titre auprès de la Gauleitung pour revendiquer une forte part d’influence dans le nouveau régime, Sturmel ne fit jamais état d’une attache quelconque avec ces organismes allemands. Le commissaire Léonard, en l’audience du 18 juillet 1947 reconnut que la police française possède la preuve que l’abbé Brauner lui-même, le dispensateur des fonds remis par Scherer, fut l’objet en 1940 d’une information de la part des Allemands pour infraction à la législation allemande sur les devises. On lui reprochait d’avoir participé à une opération d’exportation irrégulière de fonds d’Allemagne vers la Suisse pour les utiliser en Alsace.

En résumé Sturmel excipe de sa bonne foi et il faut reconnaître que les circonstances offrent de très fortes présomptions en sa faveur.

D’ailleurs, les autres personnalités alsaciennes qui avaient eu des rapports plus intimes et prolongés avec le groupe Brauner-Scherer et qui furent poursuivies à la Libération bénéficièrent toutes, sauf Sturmel à Mulhouse, quant à ce chef au moins d’un acquittement – Antoni devant la Cour de Justice de Metz, Lefftz et Keppi devant la Cour de Justice de Strasbourg, Rossé devant la Cour de Justice de Nancy, etc.

III

 L’accusation reproche ensuite à Marcel Sturmel d’avoir signé la fameuse résolution des Trois Epis, “par laquelle les représentants de la population alsacienne demandaient à Hitler de proclamer la réannexion formelle et immédiate de l’Alsace au Reich avant même la signature du traité de paix”.

Si l’accusation ainsi présentée était exacte, Sturmel serait impardonnable. Mais il faut reconnaître qu’il n’en est rien ! Sturmel a été victime d’une de ces manœuvres où se mêlent le chantage, la contrainte, le dol, puis une publicité perfide et dénaturant totalement la réalité dont les nationaux-socialistes avaient le secret et qu’ils avaient déjà employé avec une diabolique subtilité en d’autres circonstances.

Au moment de l’armistice, Sturmel et un certain nombre d’Alsaciens régionalistes et autonomistes sont incarcérés depuis la déclaration de la guerre par ordre des autorités militaires qui les soupçonnaient de trahison et avaient ouvert une information contre eux. Par suite de l’avance allemande ils ont été subitement transférés dans plusieurs prisons du midi. Début juillet les Allemands les réclament au gouvernement de Vichy en vertu du fameux article 19 de la Convention d’armistice du 25.6.1940. Celui-ci les leur remit comme prisonniers à la ligne de démarcation, sans tenir compte ni des réclamations de Sturmel qui avait demandé en qualité de parlementaire français à se rendre à l’Assemblée nationale, ni des démarches faites par M. Robert Schuman, dans ce sens, auprès de M. Alibert et du général Weygand.

Les Allemands les conduisent dans le plus grand secret et sans leur permettre la moindre communication avec l’extérieur, aux Trois Epis. Là ils sont soumis à un véritable régime de quarantaine : défense absolue de prendre contact avec la population ou de délibérer avec les amis politiques, défense de s’éloigner de l’endroit isolé dans la montagne où ils se trouvaient. Des personnalités du nouveau régime déjà installées partout – revenants de 1918 et Allemands – viennent les travailler et scruter leur attitude. A ces hommes qui sont au secret depuis 10 mois, qui ignorent tout des récents évènements et ne disposent d’aucune autre source d’information, notamment sur la position de la France, ils exposent que l’armistice de Rethondes rend caduc le traité de Versailles, que l’Alsace fait déjà partie de l’Allemagne, que la France avait accepté cette cession. Ils signalent que la proclamation publique du rattachement était attendue pour la fin de la semaine. Le programme avec les orateurs – ils n’y figurèrent point – leur était remis. Ils leur font comprendre qu’ils devaient “remercier le Führer” qui aurait pu faire ravager le pays par ses troupes victorieuses et qui a commencé déjà la réparation des dommages de guerre et des destructions. Ils les pressent de “faire un geste”, de solliciter, dans l’intérêt même de la population d’Alsace la proclamation du rattachement de l’Alsace au Reich, avant qu’elle se fasse sur décision du Führer.

Des divergences surgissent aussitôt entre les reclus. Sturmel et ses amis politiques protestent contre cette imposture.

Le Dr. Ernst, chargé par le Gauleiter Wagner de les mettre au pas, va exploiter en virtuose leurs réactions psychologiques complexes. Sturmel et ses amis sont encore sous l’impression de leur incarcération rigoureuse, ressentie comme une profonde injustice et de leur remise brutale aux Allemands sur laquelle ils n’ont pas été consultés et qu’ils sont en droit d’interpréter comme un abandon de la part de la France.

Par ailleurs ils ne peuvent pas, comme représentants du grand parti catholique alsacien priver celui-ci, qui groupe l’immense majorité de la population, de toute influence dans l’ordre nouveau en voie de formation et laisser les autonomistes ou les immigrés, eux prêts à marcher à fond, s’assurer toutes les positions politiques dont ils savent qu’ils useront dans un sens uniquement pro-allemand, contrairement aux aspirations de la masse du peuple. Enfin le rattachement de l’Alsace est décidé de toute façon par le Führer, d’accord avec le gouvernement français et l’adresse en question est un acte de pure forme pour faciliter la transition. Autant d’arguments qu’Ernst développe sans réussir cependant à les ébranler. Alors la contrainte cède au raisonnement.

Il leur fit comprendre que de leur docilité unanime dépendra l’attitude de l’autorité allemande, autoritaire et totalitaire, envers la population locale et envers eux personnellement. La décision est d’ores et déjà prise. Ils sont des otages. Leur abstention nuira à leurs compatriotes susceptibles d’être traités en sujets aussi bien qu’en associés. Elle provoquera leur élimination personnelle et des représailles sur leurs familles qu’en tout état de cause ils ne peuvent rejoindre qu’après avoir donné leurs signatures.

Tout ce qu’on a pu apprendre sur cette affaire des Trois Epis, les déclarations à peu près concordantes des signataires de l’Union Populaire Républicaine d’Alsace sur la contrainte morale dont ils ont fait l’objet, la défense adoptée par les autonomistes (Jungmannschaft, etc…) qui eux insistent surtout sur le fait qu’ils pensaient que la France avait abandonné l’Alsace et qu’ils étaient déliés vis à vis de celle-ci par leur remise aux Allemands, les déclarations du Dr. Ernst lui-même – v. dossier Sturmel – qui reconnaît avoir exercé “une pression sur la conscience” de ses interlocuteurs, les papiers personnels trouvés dans le safe d’Ernst à Strasbourg, en particulier le texte original de ce fameux “manifeste” ignoré du public car jamais utilisé, avec ses nombreuses surcharges et ratures, preuve évidente d’une opposition et de son élaboration laborieuse, le fait que certains Allemands poursuivis comme criminels de guerre ont avoué à Nuremberg et en Alsace dans les cabinets d’instruction des juges militaires que l’idée directrice du gouvernement allemand était de compromettre les Lorrains et les Alsaciens, plus que de les convaincre ou de les gagner, confirme cette version.

Bref, non seulement Sturmel et ses amis n’ont jamais pris l’initiative de la résolution des Trois Epis – même en les supposant dépourvus de tout loyalisme envers la France, ce qui n’est pas, les tenants du programme politico-chrétien-social de l’U.P.R. ne pouvaient s’enthousiasmer pour leur absorption par l’Allemagne totalitaire et nazie – mais ils ont été victimes à la fois d’un dol en ce sens, qu’ils ont été gardés au secret, dans l’impossibilité de se procurer les éléments d’information et que le Dr. Ernst leur a exposé une situation absolument inexacte, notamment en les assurant du consentement du gouvernement français, et d’une violence morale puisqu’on leur a fait entrevoir en cas de refus des représailles dont leur conscience ne pouvait leur permettre d’assumer les risques.

Si on ne peut approuver la signature de cette adresse, il faut du moins reconnaître la théorie juridique des vices du consentement qui excluent l’intention criminelle.

IV

 Restent enfin les griefs de collaboration avec l’administration allemande en Alsace et les “distinctions” dont il aurait fait l’objet :

Libéré des Trois Epis, Sturmel rentre fin juillet 1940 à Altkirch et prend contact avec la situation locale. Quatre ans après la Libération il est difficile de concevoir celle-ci, mais il faut la faire revivre si l’on veut apprécier impartialement les évènements de l’époque ! Un fait la domine : l’Alsace est devenue allemande et nationale-socialiste. Les autorités françaises – repliées ou refoulées – ont disparu. Les Allemands ont pris en main l’administration, la justice, les grands services publics. Un Reichsstatthalter et Gauleiter possédant les pleins pouvoirs du Führer s’est installé à Strasbourg proclamant le 16 juillet 1940 le “règlement définitif de la question d’Alsace“. Les Allemands sont les maîtres et proclament à l’envi dans la presse, la radio, les réunions monstres que l’Alsace est à nouveau rattachée au Reich dont elle avait été arbitrairement séparée en 1918, que la seule souveraineté légale et légitime en Alsace est désormais la souveraineté allemande.

L’immense majorité de la population, il faut bien et loyalement le reconnaître, croit à ce changement de régime, quoique la paix ne soit pas encore signée, et non à une emprise passagère. Trois changements subis par une même génération lui ont appris qu’en cas de conflit franco-allemand le vainqueur s’attribue l’Alsace comme par un droit naturel et sans se soucier beaucoup des formalités du droit des gens. La masse mesure la défaite française. L’Angleterre lui paraît affaiblie, lointaine. Du général De Gaulle elle ne sait rien pratiquement. Elle est coupée du reste du territoire par une frontière rigoureuse et les nouvelles ne parviennent que rarement. La force militaire allemande semble imbattable et capable d’assurer sous peu l’achèvement victorieux de la guerre. Bref, la population estime que son destin est scellé. Sans approuver le fait accompli qui la blesse au plus profond de sa conscience elle s’incline comme devant une fatalité inéluctable.

Mais dans ce cadre un drame épouvantable se déroule aussitôt, provoqué par ce que les Allemands appelaient la germanisation et l’établissement du régime nazi. Les Allemands veulent en un temps record faire de l’Alsace une province modèle allemande et nationale-socialiste. Tous les procédés sont bons. L’affiliation aux formations nationales-socialistes et les démonstrations de loyalisme politique deviennent obligatoires comme les seuls moyens d’échapper aux représailles et d’obtenir des pouvoirs publics les multiples autorisations ou permissions dont la vie de tous les jours et l’activité professionnelle sont rendus tributaires. Les moindres vestiges culturels français sont éliminés, traqués. Les éléments francophiles ou seulement réticents sont expulsés en masse et leurs biens saisis et dispersés, ou internés dans des camps. Un espionnage de tous les instants épie les moindres faits et gestes de la population qu’une organisation politico-policière comportant la répartition en cellules, blocs, groupes locaux avec fichiers, inspections à domicile, saisit dans les mailles de son réseau de surveillance. La terreur brune déferle de plus en plus sur la population résignée mais qui s’accroche à son sol.

Devant cette situation peut-on reprocher à un homme politique alsacien comme Sturmel d’avoir eu le réflexe local ? Rester sur place aux côtés des compatriotes, se plier à un minimum de conformisme extérieur pour ne pas être écarté comme suspect par les nouveaux maîtres, utiliser l’atout que lui conféraient vis à vis de ceux-ci son emprisonnement par les Français et la propagande artificielle allemande organisée autour des anciens prisonniers politiques, pour défendre le patrimoine propre de l’Alsace, les intérêts permanents et les droits acquis de ses compatriotes ?

A cette époque de 1940, car c’est en ce moment que se passent les actes que lui reproche l’accusation, la position adoptée par Sturmel pouvait se justifier et même n’était pas sans grandeur.

Fin juin 1940 tout laisse prévoir avec une victoire allemande, totale et rapide la consolidation définitive du régime établi en Alsace. Même pour un juriste averti du droit des gens la question du changement de souveraineté se pose. On connaît la théorie juridique de l’annexion de reprise invoquée par la France en 1918 : à la différence de l’occupation sur un territoire auquel l’occupant est toujours resté étranger, l’occupation d’une province que l’occupant possédait dans le temps et dont il fut dépouillé antérieurement par un traité avec son adversaire dans une guerre précédente comporterait transfert de souveraineté. La renonciation que le vaincu avait faite dans ce traité disparaît avec ce traité si des hostilités éclatent à nouveau entre les contractants. L’ancien vaincu reprend sa souveraineté.

Mais plus que des considérations théoriques pesait le dynamisme prodigieux en cette fin de 1940 de l’extension du régime nazi en Alsace et de l’assimilation totalitaire. On aurait dit que toute l’Alsace était en ébullition et ceux qui n’ont pas vécu sur place ces moments ne peuvent pas saisir l’ampleur de ce phénomène et la secousse qu’il imprima.

L’effacement de la France marquée par le geste du Maréchal Pétain, symbole de la résistance de 1914/18, demandant l’armistice, l’absence de toute protestation publique, analogue à celle de 1870 contre la violence imposée avaient littéralement étreints les esprits. La résistance clandestine ne pouvait jouer son rôle de cristalliser les aspirations et les énergies en vue de la Libération, de réagir contre le pessimisme moral, de retenir les tièdes sur la voie des abandons, d’empêcher les gens en place d’être pris dans l’engrenage, car elle n’existait pas encore.

Tous les Alsaciens ne pouvaient quitter leur petit pays. L’émigration volontaire faisait en réalité – comme en 1871 – le jeu des Allemands. C’était leur céder la place. Vichy et Londres, une fois d’accord ! ne conseillaient-ils pas aux démobilisés, aux évacués et réfugiés de rentrer et de signer les engagements prohitlériens en leur promettant de ne jamais leur tenir rigueur de ce “marché forcé” ?! Partager le sort de la population persécutée, rester sur place pour discuter avec le pouvoir de fait, exigeait peut-être plus de courage et d’abnégation que le départ pour la France – ou la prudente retraite de certains, s’achetant les bonnes grâces des nouveaux maîtres par des diners et des cadeaux !

Entre les deux points de vue toute conciliation serait-elle aujourd’hui vraiment impossible ?

La raison et le cœur ne commandent-ils pas une formule que certaines Cours de justice alsaciennes et lorraines ont presque spontanément admise et promue au rang de jurisprudence ? Que des déclarations de conformisme aient été souscrites, que des adhésions aient été données, que certains gestes aient été faits – soit. Il n’en pouvait être autrement. C’était l’indispensable rançon. Mais si ce loyalisme de parade s’est prolongé par une action de propagande acharnée ou systématique en sa haine de la France, s’il fut récompensé par des prébendes fructueuses ou des postes assurant une véritable influence et prouvant la confiance des Allemands dans le titulaire, s’il a persisté au cours des années tragiques et cruciales de 1943 à 1945 où la réprobation du national-socialisme devint une question de morale, s’il a incité à commettre des actes de nature à nuire à un compatriote, alors l’homme politique a failli au devoir national.

Dans cette perspective, comment qualifier le rôle de Sturmel et apprécier les divers griefs que l’accusation relève plus particulièrement contre lui ?

  1. la rédaction du mémoire antidaté du 20 juillet 1940:Il est inexact que “Sturmel y a demandé non moins formellement le rattachement à brève échéance de l’Alsace au Grand Reich allemand” (exposé du commissaire du gouvernement, p.4). Le 1er août 1940, date d’expédition au Dr. Ernst pour obtenir audience auprès du Gauleiter et Reichsstatthalter Wagner, cette annexion politique de fait était pour Sturmel un fait acquis. Le point 7 où il est question de “rattachement” traite exclusivement de la conversion de la monnaie et des relations commerciales, problèmes soulevés
    1. par l’élévation depuis plus d’un mois d’une frontière effective entre l’Alsace et la France.
    2. par le danger d’un appauvrissement de cette province et la mainmise allemande sur l’économie alsacienne grâce à ses grandes réserves en argent liquide. Ce mémoire, que l’accusation cherche plutôt à ridiculiser qu’à reprocher à l’intéressé, est rédigé en fonction de la situation de fait pour s’élever entre autre contre l’épuration et les expulsions en masse projetées dès ce moment, préconiser le respect de la langue et des habitudes de pensée française, des droits religieux du pays, s’élever contre les dénonciations, recommander l’établissement d’une administration faisant appel à tous les échelons uniquement aux éléments autochtones, suggérer les solutions favorables en ce qui concerne les dommages de guerre, la conversion monétaire.Tout Alsacien comme tout Français de bonne foi ne peuvent dès lors qu’ils se rapportent à la situation de 1940 que l’approuver et y voir une des rares et courageuses initiatives connues pour défendre en face du maître de l’heure les valeurs spirituelles et matérielles d’une province frontière.
  2. affiliation à l'”Elsässischer Hilfsdienst”“Cette organisation qui dès les premiers jours de l’occupation fut créée sous l’apparence d’une œuvre de secours et d’entraide devait constituer le point de départ et la base du futur parti national-socialiste en Alsace” (exposé du commissaire du gouvernement), était en réalité, suivant le document allemand intitulé “Sonderbericht” composée en grande partie d’Alsaciens peu sûrs et même francophiles. Liquidée après à peine 2 mois d’activité pour être remplacée par l’ “Opferring”, véritable point de départ du parti national-socialiste, il ne faudrait pas exagérer l’importance de cette organisation éphémère présidée par le Dr. Ernst.

    Sturmel et ses amis prisonniers furent sollicités aux Trois Epis d’entrer dans cet organisme. Ils ne purent se soustraire à la contrainte exercée sur eux à cet effet. Désigné théoriquement rapporteur des questions agricoles et de ravitaillement pour le Haut-Rhin il n’eut à prendre aucune décision, car ce service n’a jamais fonctionné.

    En audience, le témoin, Maître Moser, Mulhouse, est venu confirmer que Sturmel se contenta de défendre avec acharnement les Alsaciens contre les brimades et l’oppression par les Kreisleiter installés dans les arrondissements.

    Au surplus le chef effectif du E.H.D. du Haut-Rhin, Alsacien revenant d’Allemagne en 1940, a été refoulé (en 1945 ndlr) sur la rive droite du Rhin sans être jugé par un tribunal français, le chef effectif de l’arrondissement d’Altkirch n’a comparu que devant la Chambre Civique ; on lui infligea 5 ans d’indignité nationale. Celui de l’arrondissement de Mulhouse, à la suite d’un procès devant la Chambre Civique, qui mit en cause toute l’activité de ce groupement, fut acquitté.

  3. participation à des réunions de propagande comme Gauredner “provisoire” en 1940/41 :Les membres du groupe de Nancy avaient été invités en 1940 à participer à des réunions montées par la Gauleitung. Un refus eut été impossible. Une politique de présence ne semblait-elle pas tout indiquée pour empêcher le pire ? Sturmel ne participa d’ailleurs qu’à un nombre restreint de conférences et n’a pas été confirmé dans ce poste honorifique. Il se borna à constater la situation de fait et à recommander la collaboration dans le respect des droits acquis. Ses allocutions ne contenaient, contrairement à ce que prétend l’accusation, aucune attaque haineuse contre la France. Qui, en cet été de 1940 ne critiquait pas des faits d’avant 1939/40 ?!

     

    Au lieu de se glorifier de son arrestation comme les chefs autonomistes, il s’en plaignait publiquement, disant qu’il n’avait été “ni espion ni traître”. Plusieurs témoins à charge ont parlé de la modération de son langage et combien de Gauredner plus virulents que lui n’ont même pas été inquiétés ?

  4. rédaction de quelques articles dans les journaux des Editions de l’Alsatia en 1940, notamment les commentaires de l'”Affiche d’accusation de l’Alsace contre la France”.Sturmel était rédacteur de l’Elsässer Kurier, correspondant de la presse éditée par l’Alsatia. Il a notamment écrit les commentaires de la dite affiche sur demande du Directeur politique, M. Rossé, qui avait reçu lui-même l’ordre écrit formel et détaillé des services de presse de la Gauleitung. Le thème lui fut imposé. Si Sturmel n’avait pas écrit ces articles, un autre les eut écrits identiques à sa place. Il les signa pour avoir l’alibi indispensable à son action d’opposant poursuivie à cette époque et prouvée par les archives allemandes.

    Enfin Sturmel en 1940 n’est plus rentré dans le journalisme et combien de journalistes alsaciens publiant pendant 4 ans des articles de propagande n’ont même pas été inquiétés ?!

    Au point de vue juridique il faudrait retenir que l’article 2 alinéa 6 de l’ordonnance du 26.12.1944 ne prévoit que l’indignité nationale pour le fait “d’avoir publié des articles, brochures ou livres, ou fait des conférences en faveur de l’ennemi, de la collaboration avec l’ennemi, du racisme ou des doctrines totalitaires”. Et son article 3 stipule : Pour l’appréciation de la culpabilité la Chambre Civique ou, le cas échéant, la Cour de Justice peut tenir compte de la pression exercée sur les auteurs ou de l’importance et de la fréquence de leurs agissements…”

  5. demande d’admission dans la “Allgemeine SS” d’Altkirch en octobre 1940:Sturmel fit cette demande d’une part pour noyauter avec ses amis de l’Union Populaire (U.P.R.) cette formation et empêcher la Jungmannschaft, l’élément communiste et certains opportunistes enragés de la dominer. D’autre part parce que comme homme politique d’avant guerre et tenant de la “résistance cléricale” de la région il se sentait suspect et avait fait l’objet de démarches défavorables du Sicherheitsdienst (S.D.) service de sureté et du Kreisleiter d’Altkirch.

    La demande fut repoussée et des témoins sont venus déclarer à l’instruction que l’ordre de service indiqua qu’il fallait “empêcher Sturmel et les membres de l’U.P.R. d’exercer une influence au sein de cette formation”.

    Dans le curriculum vitae (pièce obligatoire à joindre à la demande) qu’il adressa aux Allemands à cette occasion, Sturmel fait allusion à son rôle de défenseur du Volkstum alsacien contre les tentatives d’assimilation du pouvoir central avant 1939 et souhaite la fusion heureuse des destinées allemandes et alsaciennes. Certains passages, si on les isole du texte général, sont de nature à choquer le lecteur de 1948 et à provoquer un doute au préjudice du sens national de l’auteur, surtout s’il n’est pas au courant de la situation locale. Une lecture plus approfondie de ce document replacé dans les circonstances où il fut rédigé, dégagé de la phraséologie en vogue à l’époque et plus ou moins obligatoire dès qu’on écrivait à ces formations allemandes, démontre en réalité : que Sturmel n’avait pas été un séparatiste car il déclare avoir en 1918 reconnu l’allégeance française et que sa réaction devant les évènements de 1940 n’était pas une acceptation enthousiaste car il a soin de dire que l’âme de l’Alsace était blessée. Dans ce curriculum vitae, véritable exposé politique, ne figure pas un mot prouvant des relations criminelles avec l’Allemagne d’avant 1940, ni un fait qui aurait justifié après coup son arrestation à Nancy en octobre 1939. C’est une vérité éclatante pour tout Français de bonne foi.

  6. admission dans le parti en avril 1941, attribution du Kriegsverdienstkreuz 2e classe avec le motif : “vieux pionnier pour le germanisme en Alsace”, attribution de la nationalité allemande, remboursement par le Reich des frais occasionnés par les poursuites françaises et l’incarcération entre 1926 et 1940 :Il s’agit de distinctions décernées par le Gauleiter d’office en dehors de la volonté des intéressés, aux membres du groupe des prisonniers de Nancy d’abord et à des milliers de compatriotes ensuite. Il n’était pas possible de refuser sans s’exposer immédiatement aux interrogatoires et sanctions. Le remboursement des frais de procès et d’avocats, etc…, à l’exclusion de dommages – intérêts, se fit en vertu d’une loi du Reich au même titre que p.ex. le paiement des dommages de guerre et pillage d’avant mai-juin 1940, des rentes allemandes aux survivants des militaires tombés dans les rangs de l’armée française, l’indemnisation des 500.000 évacués alsaciens et lorrains de septembre 1939 de la ligne Maginot, etc…

    Ces distinctions aussi faisaient partie du plan allemand de mettre en vedette et de compromettre spectaculairement certaines personnalités.

  7. nomination comme adjoint à MulhouseIl est ironique de lire dans l’acte d’accusation que cette nomination en mars 1941 “devait couronner sa carrière de bon et fidèle serviteur de la cause allemande”. L’ancien parlementaire et homme public de premier plan était devenu fonctionnaire municipal en sous-ordre sous l’autorité et la surveillance d’un chef allemand : l’Oberbürgermeister. Il n’avait que des attributions purement administratives et d’importance secondaire. C’était un poste de garage, un limogeage. L’enquête de la police judiciaire reconnaît d’ailleurs que rien ne peut être reproché à Sturmel au point de vue national dans l’exercice de cette fonction. Les fonctionnaires de la mairie de Mulhouse sont unanimes à reconnaître qu’il les a toujours défendus contre les empiètements des Allemands venus du Reich et qu’il a rendu des services à la ville de Mulhouse. Il faut retenir aussi que les autorités françaises après la libération ont titularisé les fonctionnaires alsaciens recrutés par le Reich pendant l’annexion de fait.

V

 Force est de reconnaître la faiblesse de ces accusations !

Pendant toute la durée de l’annexion Sturmel n’a jamais eu de rôle politique important ni de poste en vue, il ne s’est pas enrichi, au contraire, il ne s’est pas signalé par une attitude haineuse contre la France. Aucun Alsacien n’a eu à se plaindre de lui et l’accusation n’a pu citer aucun témoin pour le charger d’une dénonciation ou d’un acte répréhensible. Aucun résistant n’est venu témoigner contre lui, ni sur son activité pendant l’occupation.

Et pourtant cet homme, avant 1940, avait été révoqué en 1926 par Laval, incarcéré en 1928 et 1939, victime d’intrigues politiques et de procès de tendance entre 1932 et 1938, d’attaques publiques et privées de la part de ses adversaires. La défense du patrimoine alsacien qui était aussi le leur, dès juillet 1940, le mettait ouvertement en opposition avec les tenants de la politique nationale-socialiste en Alsace. Dès août-septembre 1940, il est signalé au chef de la Gestapo d’Alsace comme homme dangereux pour le régime et le Reich à cause de ses antécédents d’avant 1939. Les preuves s’en trouvent au dossier. Il en résulte également qu’il fut toujours sur la liste des suspects de la Gestapo et du S.D. en raison de ses tendances chrétiennes-sociales et démocratiques.

La propre famille de Sturmel est compromise : son épouse placée parmi les francophiles à expulser en 1940 ; son père proscrit de 1914/18 sur la même liste et suspect à cause de sa comparution devant un tribunal de guerre allemand en 1914, le frère aîné, Jean Sturmel, réfractaire d’avant 1914 et président du groupe des Engagés Volontaires Alsaciens-Lorrains de Belfort, etc…

Malgré cette situation paradoxale et tous ces risques, Sturmel entreprend les démarches sollicitées particulièrement par les personnes et groupes qui se savaient menacés en 1940 par le nouveau régime auquel tous et lui aussi devaient donner des gages. En âme et conscience il continue à se considérer comme l’élu de la population à qui incombe toujours le devoir de défendre, même en cas d’annexion définitive, les droits naturels de notre province frontière. Un rapport de la Gestapo du 16.10.1940 signé Bronner, prouve que son comportement était signalé et discuté à l’attention du chef de la Police de sûreté et du S.D. à Strasbourg. Pendant toute la durée de l’annexion, les faits sont prouvés, cette surveillance et cette lutte sournoise a continué. C’était certainement son calme et sa froide résolution, à certains moments aussi la présence à Mulhouse d’un Kreisleiter alsacien, ancien collègue au parlement (il s’agit de Jean-Pierre Mourer, fusillé par la justice française à la libération ndlr), qui le sauvèrent en attendant de la déportation.

En été 1944, après l’attentat du 20 juillet, il figure sur la liste des otages à arrêter dans le Haut-Rhin. En novembre 1944, à l’approche de la première Armée de Mulhouse, au lieu de donner suite à sa mobilisation forcée dans le Volkssturm, il quitte son service pour rester d’abord dans sa famille, encouragé par ses voisins, ensuite chez des amis en Alsace et se présente librement dans le bureau du Préfet du Haut-Rhin à Colmar lorsqu’une administration régulière s’y était installée en avril 1945.

VI

 Il s’agissait surtout de prouver – sur document – que les principaux griefs invoqués contre Sturmel ne résistent pas à un examen sérieux et impartial. C’est chose faite !

Ce n’est que pour mémoire, pour rendre l’hommage qui lui est certainement dû, qu’il faut citer aussi les actions qu’il a nettement à son actif :

Car en revanche il a rendu de multiples services, services individuels à ses compatriotes traqués par les Allemands en intervenant auprès de ceux-ci pour obtenir des mesures de clémence. Ces démarches pas toujours sans danger pour sa propre sécurité ne se comptent plus. Dans presque toutes les grandes affaires d’arrestations ou de condamnations par les tribunaux d’exception de Résistance, on voit Sturmel faire tous les efforts possibles en vue de la grâce des condamnés. Souvent sur sa propre initiative, généralement sur la demande des familles et amis des intéressés. Les plus hautes personnalités alsaciennes ou lorraines, les plus notables résistants sont ses obligés. Certains lui doivent la vie.

En plus de ces services individuels, il a joué sur le plan collectif un rôle d’opposition quasi permanent, réussissant à palier bien des rigueurs.

Il refusa de donner sa démission de député, représentant élu de la population. Il prit publiquement et par écrit position contre l’introduction du service militaire obligatoire allemand – un de ses réquisitoires adressé à la Chancellerie du Führer a pu être qualifié par son défenseur comme une page émouvante et admirable dans sa vérité et sincérité – et obtint du moins en faisant valoir l’illégalité et l’impopularité de cette mesure que les insoumis et les déserteurs ne subissaient pas toujours (les) lourdes peines prévues au code de la justice militaire allemande et que certains officiers de réserve soient libérés des camps et des prisons. Il protesta vigoureusement contre les expulsions de 1940 à Strasbourg et à Berlin, campagne qui avait pour résultat de sauver des dizaines de milliers d’Alsaciens du refoulement vers la France et de la saisie de leurs biens. Pour les autres, il ne cessa de réclamer le retour dans leur pays natal. Il s’éleva contre les déportations et les transplantations, contribuant par exemple décisivement à faire avorter la déportation massive et sans examen du cas individuel, à travers toute l’Alsace, des familles dont les enfants étaient partis en France depuis décembre 1940, prévue en représailles de l’affaire de Ballersdorf en février 1943, où les jeunes réfractaires s’enfuyant en Suisse avaient tué un garde-frontière. Il intervint à maintes reprises contre l’interdiction du français comme langue parlée et dans l’enseignement, il était le défenseur patent, avec quelques amis, des Eglises contre la politique antireligieuse de la Gauleitung. S’il ne réussit pas toujours dans toutes ses démarches, il eut toujours le courage de les entreprendre, même lorsqu’il s’agissait d’anciens adversaires, et de défendre, personnification de la protestation contre l’oppression, une population soumise aux rigueurs d’une annexion de fait, abandonnée à son sort et sans directives.

Rares sont les Alsaciens en place en 1940 ou en relations constantes avec les autorités allemandes de 1940 à 1944 faisant preuve du même courage et de la même ténacité.

VII

Dans ces conditions, comment expliquer la condamnation si rigoureuse qui le frappe ?

Evidemment, il y a d’abord une explication “technique” du jugement prononcé le 18 juillet 1947 par la Cour de Justice de Mulhouse.

Dans l’ambiance bien connue de ces tribunaux d’exception, quatre jurés, dont une dame de 60 ans, un agent général d’assurances, un ingénieur-négociant et un professeur de lycée ne pouvaient trouver dans un débat restreint à 2 jours d’audience, les éléments pour apprécier en la dominant l’activité politique et culturelle pendant 20 ans d’un parlementaire et journaliste alsacien. De nombreuses questions de haute politique se succédèrent à une cadence accélérée sans être jamais traitées à fond.

Les jurés ont du rester sous l’impression des incidents d’audience et le président lui-même qui avait sans doute l’épée dans les reins – qu’on songe à une certaine campagne de presse qui accompagna le procès Sturmel – ne sut pas toujours maintenir égale la balance entre l’accusé et l’accusation.

Enfin pour bien comprendre le véritable motif de la condamnation il faut se référer aux données de la politique alsacienne entre les deux guerres. L’activité politique au sein de l’U.P.R. de Sturmel, la forte position locale qu’il s’était assurée, la tranquille confiance et la calme persévérance de l’homme qui lui avaient valu l’hostilité d’une minorité assimilationniste pour qui l’unité de la nation – voire aussi leur intérêt politique ou électoral – paraît compromise par l’existence d’une vie provinciale et qui voit dans toute atteinte à la centralisation jacobine une entreprise contre la patrie elle-même.

La police politique – en dessous ou en dehors des grands courants d’idées réformatrices ou de paix européenne, et certains adversaires libéraux ou d’obédience socialiste et anticléricale, forts de leurs attaches gouvernementales, lui avaient voué une solide inimitié. Dans les années précédant la guerre, cette animosité avait mis une sourdine mais elle n’avait pas désarmé et attendait l’occasion.

En octobre 1939 elle crut la tenir et l’autorité militaire, donnant suite à ces influences, procéda à son arrestation à la faveur des prérogatives de l’Etat de siège, car la Chambre n’eût jamais consenti à la levée de l’immunité parlementaire.

A la Libération ces mêmes éléments – auxquels les circonstances du moment valurent de disposer sans frein de multiples leviers de commande – jouèrent à nouveau leur jeu en exploitant l’ignorance de ce qui s’était réellement passé entre 1940 et 1944, et les armes de l’Epuration en France.

Si le succès qu’ils ont obtenu par la condamnation de Sturmel peut sembler nécessaire à la consolidation de quelques positions politiques fondées sur une certaine “Résistance”, il ne répond ni aux aspirations profondes, aux intérêts permanents du peuple Alsacien-Haut-Rhinois notamment, qui a gardé sa confiance à son ancien représentant, ni aux principes supérieurs de la Justice qui ont valu à la France son prestige en Alsace.

FIN 1948