C’était il y a 80 ans. Le 7 février 1940, à l’issue d’une parodie de procès en séances secrètes devant un tribunal militaire, le leader autonomiste Karl Roos était fusillé à Champigneulles près de Nancy.
Figure emblématique du
mouvement autonomiste alsacien de l’entre-deux-guerres, Karl Roos est né le 7
septembre 1878 à Surburg (Surbourg) où son père était instituteur. Après avoir
fréquenté le collège épiscopal de Straßburg, il passe son Abitur (1897), puis continue
ses études aux universités de Freiburg et de Straßburg, où il décroche le titre
de docteur. Sa thèse traite des termes étrangers dans le dialecte alsacien. Il
professe ensuite à Barr, Markirch (Sainte Marie-aux-Mines), Bochum et Köln où
il traduit, à des fins scolaires, La mare
au diable de Georges Sand. Mobilisé en 1914, il termine la guerre avec le grade de
lieutenant. En 1918, il ne se montre nullement antifrançais. De 1924 à 1926, il
est inspecteur des Études françaises dans les Écoles des Mines domaniales de la
Sarre.
L’Alsace
se rebiffe
Après novembre 1918, il est profondément choqué
par l’expulsion des Alt-Deutsche, le nationalisme arrogant des Français, les
injustices et la politique de mise au pas. Imprégné de l’esprit d’autonomie du
Reichsland, opposé à la politique d’assimilation, il rejoint les Heimatrechtler et sera de toutes leurs luttes
: création de la Zukunft (1925), de
la Volkstimme (1926). Il est signataire
du manifeste du Heimatbund (1926) dont
il devient le secrétaire général en mai 1927 après la démission de Jean Keppi. En
novembre 1927, il co-fonde la Landespartei,
qui réclame le droit pour les Alsaciens de disposer d’eux-mêmes, et en prend la
direction. Ce parti résolument fédéraliste, sacralise
la langue allemande, « l’âme du peuple », et le Volkstum alsacien. Il se donne la double mission d’être le fer de
lance du mouvement autonomiste et d’incarner la « conscience nationale
alsacienne ».
Le mécontentement allant grandissant, Paris réagit
et accuse les autonomistes de fomenter un complot contre la sûreté de l’État. Entre
novembre 1927 et mars 1928, leur presse est interdite et leurs principaux responsables
emprisonnés. Karl Roos, en tournée de conférences en Suisse, échappe à
l’arrestation. Suit le célèbre Komplott-prozess
de Colmar de mai 1928 qui se termine par un flop judiciaire. Roos est jugé
par contumace le 12.6.1928 et condamné à 15 ans de détention et 20 ans
d’interdiction de séjour. Mais le 8 novembre 1928, il revient à Strasbourg au
nez et à la barbe de la police et, le jour suivant, tient un grand meeting au Sängerhüss. Dès lors, il sera en butte à
l’animosité de la police, qu’il vient de ridiculiser.

S’étant constitué prisonnier, en juin 1929, il est
rejugé à Besançon et acquitté. Le 1.1.1930, avec Paul Schall et René Hauss, il fonde
le quotidien ELZ – Elsass-Lothringische Zeitung. Populaire
et charismatique, il enchaîne les succès. Élu au conseil municipal de Strasbourg
en mai 1929, alors même qu’il est en prison à Besançon, il renonce au poste de
maire qu’on lui propose (Il sera réélu au conseil de la ville en 1935). En
1931, il entre au conseil général du Bas-Rhin et en devient le vice-président. Il
siège également au conseil d’administration des Hospices civils.
En automne 1937, pour lutter contre la déculturation
scolaire, il crée l’Elsässisches
Volksbildungsverein. Il veut alors se mettre un peu en retrait de la vie
politique pour se consacrer pleinement à la défense de la langue, sa vraie passion.
Mais pour les « nationaux », il continue d’incarner la ligne d’un
autonomisme sans concession.
Paris frappe un
grand coup
A partir de 1933/1934, avec la montée des tensions nationalistes,
le lynchage médiatique des autonomistes reprend : on les traite d’« irrédentistes »
et d’« agents de l’Allemagne ».
Paris songe aux moyens législatifs pour neutraliser leurs chefs dont Karl Roos.
La guerre qui pointe lui en fournit l’occasion. Un décret-loi du 17.6.1938
(complété par celui du 29.7.1939) permet de punir de mort de simples suspects d’espionnage,
à charge pour eux de prouver leur innocence, ce qui est quasi impossible. Une
campagne journalistico-policière est lancée pointant les autonomistes comme la
cinquième colonne de l’Allemagne. De février à novembre 1939, perquisitions et arrestations
des chefs autonomistes se succèdent. Les associations et la presse autonomistes
sont interdites.
Dès le 4 février 1939, Roos est arrêté sous l’accusation
d’espionnage portée par son chauffeur Julien Marco, un personnage trouble. Après
une série d’interrogatoires orientés pour permettre l’application du décret-loi
du 17.6.1938, il est transféré à la prison militaire de Nancy. Son dossier n’est
instruit qu’à charge !
Que Roos, chef politique parmi les plus exposés
d’Alsace, ait pu être employé par les Allemands pour des opérations de
renseignements, est absolument invraisemblable !
Le Tribunal Militaire de Nancy est pourtant chargé de le
juger… en sessions secrètes.
Roos est présumé
coupable !
Les droits de la défense étant constamment violés, son
procès confine au traquenard judiciaire. Il marque la collusion entre le
gouvernement, la justice et l’armée : un seul défenseur sur les trois prévus est
présent au procès, Me Berthon, qui est communiste alors que le Parti communiste
vient d’être interdit ; les témoins à décharge demandés ne sont pas
cités ; un seul homme politique, le conseiller général Gromer, peut venir
témoigner en sa faveur ; les témoins à charge sont essentiellement les
policiers, etc.
Hormis les déclarations accusatrices de Marco, qui
s’avèra être un agent double manipulé par la police[1],
le tribunal ne disposait d’aucun élément sérieux pour prouver que Roos avait
espionné.
Les deux principales accusations
Dès décembre 1938, la police avait arrêté le faible Marco,
dont elle savait qu’il était en relation avec le chef de la Gestapo de Kehl, Julius
Gehrum. Avec lui, elle tenait le précieux fil qui allait lui permettre, le
moment venu, de lier opportunément Roos à une procédure d’espionnage pour le
faire tomber. Ce qui arriva. Placé devant le choix de passer devant un peloton
d’exécution ou de permettre, par des témoignages appropriés, l’exécution de
Roos, Marco accepta de charger son ancien patron. Il déclara avoir transmis des
renseignements militaires aux Allemands sur son ordre, ce que Roos, qui ignorait
les activités souterraines de son chauffeur, nia toujours fermement. D’ailleurs,
d’après Stürmel, en juin 1940 et à deux reprises, face aux autres détenus alsaciens
emprisonnés, Marco reconnaîtra avoir fait un faux témoignage.
La police exhiba également une photo prétendument de
Roos en uniforme officiel des bourgmestres allemands, présenté comme étant celui
de la S.A, et saluant, le bras levé. En effet, en 1934, une délégation du
conseil municipal et des Hospices civils de Strasbourg avait effectué un voyage
d’étude à Cottbus. Roos, le Dr Oster et les abbés Schies et Zemb en faisaient
partie. C’est à la suite d’une soirée bien arrosée chez le maire que Schies,
par plaisanterie, endossa l’uniforme de leur hôte suspendu à un porte-manteau. Oster
prit une photo pour témoigner de la bonne humeur du moment. Pour les besoins du
dossier policier, et vraisemblablement après avoir été falsifiée et retouchée[2],
la photo sera présentée comme celle de Karl Roos en uniforme de la SA.
Le 26.10.1939 à 12h30, à l’issue d’une monstrueuse
parodie de justice qui avait débuté le 23 octobre, Karl Roos, est condamné à
mort. Dès lors, il est entravé jour et nuit par de lourdes chaines aux pieds[3].
Quant à son accusateur Marco, pourtant un espion avéré, il n’est condamné qu’à
cinq ans de prison !
Le 9.11.1939, le pourvoi de Karl Roos est rejeté par le
tribunal militaire de cassation. Le 6.2.1940, le président Albert Lebrun rejette
le recours en grâce présenté par Me Berthon.

Son exécution
Le 7.2.1940, le Dr Karl Roos est fusillé par un glacial
matin d’hiver lorrain au lieu-dit « La petite Malpierre », près de
Champigneulles (54). Quand le procureur Marcy vient le tirer de sa cellule, il clame
une dernière fois son innocence : « Je proteste contre ce jugement. Vous savez bien que je ne suis pas un
espion ! ». Arrivé sur le lieu du supplice, il dit à l’aumônier :
« Je meurs fidèle à ma foi, à ma
Heimat et à mes amis ». Puis, on l’oblige à se mettre à genoux dans la
neige, les mains entravées dans le dos et attachées au poteau d’exécution, et on
lui bande les yeux. Il récite une vieille prière alsacienne : Jesus dir lebe ich, Jesus dir… ! Il
n’a pas le temps de continuer. Pour l’achever, on lui tire une dernière balle
dans la nuque ! Il est alors 6h58 du matin ! Quant au peloton
d’exécution, on avait pris soin en haut lieu, à des fins de propagande, de ne
choisir que des soldats alsaciens. Le lendemain, la presse parisienne exultait !
Les Nazis
récupèrent sa mort à leur profit
Durant l’occupation, les Nazis récupèrent et instrumentalisent sa mort en le faisant passer pour un « combattant de la grande Allemagne ». Dès le 9.8.1940, le Reichsleiter Martin Bormann, depuis Obersalzberg, écrit au Gauleiter Wagner : « Hier, au cours d’une conversation, le Führer a déclaré qu’il lui semblerait juste de ne plus considérer l’Alsacien Roos comme un autonomiste alsacien, mais, de l’avis du Führer, le parti (national socialiste NdT) devrait utiliser Roos et le présenter uniquement comme un combattant pour la liberté de la Grande Allemagne. Peut-être pourriez-vous en parler à l’occasion avec le Führer. Heil Hitler ! Signé Bormann»[4]. Dès lors, la Gaupropagandaleitung ne le fera plus apparaître que comme un héros allemand. La place Kléber est rebaptisée « Karl Roos-Platz » ; en juin 1941, sa dépouille est transférée dans la Friedensturm de la Hünenburg et déposée dans un sarcophage de grès.
À la libération, en novembre 1944, le sarcophage est
précipité du haut de la tour dans le ravin en contrebas. À ce jour, on ne sait
toujours pas ce qu’il est advenu de sa dépouille. Dans le climat de haine qui
accompagnait l’épuration, on prit alors prétexte des honneurs dont la
propagande nazie avait entouré, à titre posthume, le « martyr de la cause allemande », pour couvrir une nouvelle fois
d’opprobre et flétrir durablement son nom et sa mémoire. Ce qui n’a été qu’une
manipulation de la Gaupropagandaleitung,
sera présenté comme la confirmation des accusations portées contre lui en 1939. En 1946, Camille Wolff,
candidat à la députation du Bas-Rhin, ira même jusqu’à se glorifier sur ses
affiches électorales d’avoir demandé à intégrer le peloton qui devait exécuter
Karl Roos !
Pas de
preuves de sa culpabilité (B.Vogler)
À présent, des historiens s’accordent à penser
que Roos était innocent des accusations portées contre lui. L’historien Lothar
Kettenacker, parle de « crime judiciaire »
et de « folie politique »[5].
De son côté, l’historien Bernard Vogler affirme que « les Français n’avaient pas la preuve de sa culpabilité »[6].
Curieusement, le dossier de la procédure
militaire de Roos a disparu des archives : « Son dossier a été emporté ou détruit lors de l’occupation allemande »,
écrit l’officier en chef des archives de la Justice militaire[7].
« Si les archives du procès avec les
interrogatoires, les rapports de police, voire même la sténographie complète
des débats du 23 au 26 octobre 1939, devaient disparaître après 1945, car
à cette date, elles existaient encore, on pourrait supposer que c’est à
dessein », prévenait déjà dans les années 60 Marcel Stürmel dans son
ouvrage en préparation « Zwischen
Hammer und Amboss » (consultable aux Archives
municipales de Strasbourg ou à la BNU). Parfaitement au fait de l’affaire, il
affirme qu’en 1945, les actes du procès étaient encore disponibles[8].
Ils sont d’ailleurs évoqués à plusieurs reprises lors de l’instruction du
procès de l’ex-député J.-P. Mourer en 1946/1947, ce qui laisse supposer que les
juges d’instruction en avaient alors connaissance.
On est donc en droit de se poser la
question : en l’absence de pièces attestant de sa culpabilité, comment
certains journalistes ou historiens peuvent-ils affirmer que Roos était
coupable ?
Bernard
Wittmann
[1] Il communiquait les
renseignements glanés au sein de la Landespartei au commissaire Becker (source :
Marcel Stürmel, Zwischen Hammer und
Amboss, op. cit. II. 40-42, p. 147 à 150).
[2] « On a mis sa tête sur un uniforme », dira Zemb au député Seltz qui
en fait état dans son Journal (6.3.1940).
[3] Heinrich Baron, Mit Karl Roos –
Die letzten Tage in der Todeszelle, Verlag des Straßburger Monatshefte,
1940, p.44.
[4] Marcel Sturmel, Zwischen Hammer und Amboss – Beiträge zur
elsässischen Geschichte von 1939 – 1945, II 42 p.346.
[5] Lothar Kettenacker, Nationalsozialistische
Volkstumspolitik im Elsass, Deutsche Verlags-Anstalt Stuttgart,
1973, p.32 : « Es war nicht nur ein Justizverbrechen,
sondern darüber hinaus eine große politische Torheit, denn auf diese Weise
schuf man einen Märtyrer für das Deutschtum im Elsaß ».
[6] Interview de B. Vogler
dans le mensuel Rot un Wiss n°230,
février 1997, p.5.
[7] Lettre du 27.8.2003 du
Dépôt central d’Archives de la Justice militaire à l’auteur.
[8] Marcel Stürmel, Zwischen Hammer
und Amboss – Beiträge zur elsässischen Geschichte von 1939 – 1945, II 28
p.136.
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