
Depuis 1945, la classe politique alsacienne n’a jamais su s’affranchir des logiques de soumission et, face à Paris, n’a pas su se tenir debout. Nos politiques ont manqué singulièrement d’audace et d’imagination pour défendre l’identité alsacienne et ont fini par céder à peu près sur tout. Ils ont ainsi cumulé les revers, le dernier en date étant celui de la fusion de l’Alsace dans la méga-région ALCA entraînant sa disparition pure et simple de la carte des régions.
Pour mieux comprendre la déroute des élites politiques alsaciennes depuis 1945, il suffit de voir l’enlisement de notre « droit local », progressivement grignoté par le droit général jusqu’à en perdre sa cohérence première. Or, on a tendance parfois à l’oublier, notre « droit local » a été arraché de haute lutte aux jacobins de Paris par nos Heimatrechtler[1] de l’entre-deux-guerres qui voulaient une Alsace émancipée et respectée avec toutes ses particularités. Les Alsaciens ont toujours été très attachés à leur « Lokalrecht ». Depuis son entrée en vigueur, il a de tout temps fait consensus.
Dispositions particulières du « droit local »
Notre « droit local » est constitué d’un ensemble de dispositions et prérogatives particulières à l’Alsace et à la Moselle qui furent conservées après 1918 dès lors qu’elles étaient plus favorables aux Alsaciens que ceux de la législation française. Il comporte : 1/ des dispositions d’origine française maintenues en vigueur par les autorités allemandes après 1870 ; 2/ des dispositions allemandes applicables dans l’ensemble du Reich ; 3/ des dispositions propres au Reichsland adoptées par les organes législatifs alors compétents ; 4/ des dispositions françaises intervenues après 1918 mais uniquement applicables à l’Alsace-Moselle. Deux lois de juin 1924 donnèrent un caractère définitif à ce dispositif unique en France.
Par la suite, les Nazis supprimèrent le droit local. Mais il sera à nouveau rétabli par l’ordonnance du 15 septembre 1945 « portant rétablissement de la légalité républicaine ».
En dépit d’une volonté constante de l’Etat de l’abolir, l’attachement des Alsaciens à leur législation locale a fait qu’elle est néanmoins restée en vigueur jusqu’à nos jours.
À présent, les principales matières où subsistent les dispositions de droit local sont[2] :
- Le régime des cultes : l’Alsace reste régie par la loi du 8 avril 1802 comprenant le Concordat de 1801 et les articles organiques des cultes catholique, protestant et israélite ;
- Le régime de l’artisanat : il est régi par le code des Professions (Gewerbeordnung) suivant la loi d’Empire du 26 juillet 1900 ;
- Le droit du travail : avec des dispositions particulières concernant : le maintien de la rémunération en cas d’absence, le repos dominical et les jours fériés (l’Alsace compte deux jours fériés supplémentaires : le Vendredi-Saint et la Saint-Etienne), la clause de non-concurrence… ;
- La législation sociale : avec des dispositions particulières concernant le régime local de sécurité sociale (remboursement à 90%), l’aide sociale… ;
- La chasse: avec un droit de chasse particulier ;
- Les associations: la loi du 1er juillet 1901 n’est pas applicable aux associations ayant leur siège en Alsace-Moselle, celles-ci sont soumises aux articles 21 à 79 du Code civil local et la loi d’Empire du 19 avril 1908 ;
- La publicité foncière : en Alsace-Moselle, la publicité foncière est assurée par le Livre foncier tenu par un magistrat spécialisé et relève du Ministère de la Justice ;
- La justice: les tribunaux d’instance ont des compétences plus étendues ; les Tribunaux de Commerce sont remplacés par une chambre spécialisée du Tribunal de Grande Instance, les émoluments des avocats et les frais de justice sont régis par des dispositions spécifiques ; il n’y a pas d’avoués auprès des Cours d’Appel, les charges de notaires et des huissiers se caractérisent par leur non-vénalité et l’absence de droit de présentation, la faillite civile s’appliquant aux personnes civiles qui peuvent se voir appliquer la loi commerciale sur le redressement et la liquidation s’ils sont en état d’insolvabilité notoire ;
- Le droit communal : plus grand respect des libertés communales (autonomie plus grande pour les communes), règles différentes de fonctionnement du Conseil municipal, règles particulières d’urbanisme (les communes peuvent, par exemple, répercuter sur les riverains les frais de premier établissement des voies (« taxes de riverains ») ; Etc.
On ne peut que regretter que, depuis 1945, au lieu de partir du « droit local » tel qu’il existait alors, pour le faire évoluer progressivement vers un véritable « statut particulier » permettant à l’Alsace de s’administrer plus librement grâce à l’adjonction de nouvelles prérogatives négociées, les élites politiques alsaciennes restèrent silencieuses. Elles ne songèrent même pas à le faire évoluer. À l’évidence, elles n’ont pas compris que le « droit local », avec l’ensemble des dispositions qui y sont attachées, pouvait servir de fondement pour l’élaboration d’un statut garantissant plus de dévolutions pour l’Alsace ! D’ailleurs, des négociations en ce sens n’ont même jamais été entamées depuis 1945. Côté alsacien, on s’est simplement contenté de camper sur l’existant, sans songer à aller de l’avant pour arracher plus de libertés dans l’intérêt de l’Alsace. Nos élus n’y ont pas songé, ou pire, paralysés par leur servilité et leur docilité légendaire, ils n’ont tout simplement pas osé[3]… sans doute par peur d’indisposer Paris !
A présent, alors que l’Alsace va disparaître diluée dans la région « grand est », où elle sera ultra-minoritaire, les Alsaciens peuvent légitimement s’inquiéter du devenir de leur droit local. Les jacobins restent en embuscade pour anéantir, dès que l’occasion se présentera, ce dernier marqueur fort de l’identité alsacienne. L’ALCA leur offrira indéniablement de nouvelles possibilités pour le laminer. Les Alsaciens devront donc redoubler de vigilance !
Bernard Wittmann – Historien
[1] Défenseurs des droits de la patrie.
[2] Documentation : voir site internet de l’Institut du Droit Local Alsacien-Mosellan.
[3] Depuis toutes ces années, ils n’ont même pas relevé que la plupart des articles du droit local sont rédigés en allemand, conférant ainsi de facto à la langue allemande le caractère d’officialité en Alsace. L’article 10 de la loi fondatrice du droit local du 1er juin 1924 stipule expressément : « Dans les trois mois au plus tard après la mise en vigueur de la présente loi, un décret publiera, traduit en langue française, les textes des lois locales maintenues en vigueur avec les modifications résultant de la présente loi. Cette traduction, faite à titre documentaire, n’aura pas de caractère authentique ». On ne peut être plus clair : seul le texte en allemand se voit reconnaître un « caractère authentique » ! Donc la langue de l’Alsace est (toujours) l’allemand ! On aurait ainsi pu s’appuyer sur le Droit Local pour engager une action en reconnaissance linguistique et, partant, étayer juridiquement l’exigence de son enseignement. D’ailleurs, le droit local comporte déjà de nombreuses dispositions dérogatoires à la législation nationale, notamment dans le domaine de l’enseignement. Il aurait donc suffi d’emprunter une voie qui était déjà ouverte (on peut d’ailleurs toujours le faire).
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